• — Croisez les chevilles, mettez les mains sur vos genoux, penchez vous légèrement vers l'avant et regardez toujours vos interlocuteurs droit dans les yeux conseilla Mrs Steadworthy à l’adresse des étudiantes.

     

    Très tôt ce matin, le réfectoire s’était transformé en un immense pôle d’entraînement aux règles de savoir-vivre. N’étant qu’un simple exercice d’apprentissage, l’ensemble des murmures qui parvenaient depuis le fond de la salle témoignait du manque d’intérêt que les pensionnaires portaient à cette pratique.

     

    Cap ou pas cap ? Sourcilla Cordélia à l’adresse de Bo Chan.

     

    Réunies autour de l’une des immenses tables en chêne massif, Bo, Scarlett et Cordélia ne prêtaient pas attention aux regards assassins lancés par les pères fondateurs de l’école depuis leurs tableaux de maître. Habituellement à cette heure de la journée, le réfectoire était à moitié vide. La plupart des filles passaient tout leur temps libre à la bibliothèque et celles qui n’y étaient pas profitaient des faibles rayons de soleil pour performer leurs sauts d’obstacle ou renforcer leur esprit d’équipe. A l’exception faite de cette Miss Darteyre. Préférant profiter de la chaleur de la grande salle à la fraîcheur extérieure, cette vieille chouette assistait à chacun des cours donnés dans la grande salle tout en sirotant une tasse de chocolat chaud, son horrible chat sur ses genoux. Bo aurait juré qu’il ronflait.

     

    Mesdemoiselles un peu de silence ! Grésilla dans le micro la voix de leur principale.

     

    Bo manqua de se dévisser la nuque lorsqu’elle tenta de voir ce qu’il se passait sur la scène. Sa réaction provoqua l’hilarité de Britney Verpey qui manqua de se faire pipi dessus. Bo se retint de lui balancer ses mocassins en pleine face. La concurrence n’avait jamais été aussi accrue qu’au cours de ces dernières semaines, une mentalité qui allait à l’encontre des valeurs prônées par l’établissement. Mais, cette règle d’or était comme leur pseudo interdiction du port du sweat-shirt, en d’autres mots : violée. Personne ne mettait un point d’honneur à respecter ses principes au pied de la lettre. Il n’était alors pas surprenant que l’absence de Victoria n’inquiétait plus les occupantes lorsque vous ne savez pas quel vernis à ongle ferait ressortir votre personnalité ou  comment battre votre adversaire à plate couture au rugby pour que votre père puisse obtenir l’appui du comité sportif pour sa prochaine campagne municipale !

     

    Face à ce brouhaha omniprésent, se sentir comme un grain de sable dans le désert n’a rien de surprenant. C’est ainsi que se sentait Bo en cette fraîche matinée de Janvier. Quelque chose en elle avait changé. La veille, alors que l’équipe de Soule s'entraînait sur l’herbe gelée, leur genoux rougies par la brise hivernale pendant que la troupe de théâtre mettait le pensionnat sens-dessus dessous, Bo s’était brusquement senti extérieure à tout cela.  Ses amies, contrairement à ce qu’elles voulaient bien laisser transparaître en cet instant, s’éloignaient peu à peu et ne s’en cachaient pas. La preuve, elles n’avaient même pas daigné répondre à ses multiples messages vocaux. Bon O.K. tous avaient tirer des conclusions hâtives de ce flash info mais tout de même, cela n’excusait pas cette absence totale de réponse. Se pouvait-il que ces meilleures amies se soient lassée de sa présence ? Elle avait alors dressé un constat amer. Elle qui se croyait comme un poisson dans l’eau entre ces murs ne l’était absolument pas. L’image qu’elle s’était forgée était contraire à ce que la réalité lui renvoyait. Loin d’être intégrée, elle devait trouver un plan d’attaque pour remédier à cette situation. Les jeunes chastes ne vouaient pas un engouement aussi démesuré que le sien aux boysbands, ni aux séries TV alors si elle ne voulait pas finir seule pour le déjeuner, elle devait changer et ce en faisant des concessions. Bien que sa raison lui ordonnait de le faire, se débarrasser de tous les posters de ses idoles relevait de l’impossible. A quoi se raccrocherait-elle sinon ? Elle pourrait se plonger corps et âme dans ses manuels scolaires ou maîtriser à la perfection le code d’éthique de l’école. S’ouvrirait-elle au monde grâce à une personnalité riche et complète toute neuve comme le répétait si bien leurs professeurs ? Rejoindre un groupe de soutien s’imposait comme une évidence, ses derniers résultats étant bien loin de caracoler en tête d’affiche. Si elle voulait avoir une chance d’entrer à Cambridge, il fallait qu’elle atteigne la première place au classement général et non seulement dans sa classe. Ainsi, Bo avait alors soufflé sur la couverture poussiéreuse de la Charte de Sainte-Bernadette et pour la première fois depuis son admission en ces lieux, daigna la lire. “Ce que tu fais, fais-le bien” indiquait la page de garde. Ah, s’agissait-il là de la fameuse devise que toutes avaient en bouche ?

     

    Et si nous allions à la chapelle ce soir ?

     

    Une blondinette revêtant un serre-tête d’un rose criard plaqua sa main sur sa bouche lorsqu’elle constata que Bo les avait entendu tout comme les trois quart du réfectoire.  Planifiaient-elles un mauvais coup ?

     

    Pas ce soir, balbutia sa complice, l’équipe de pelote basque dispute l’un des matchs les plus déterminant de la saison demain. Je dois être au top, sorry baby girl.

     

    Baby girl ? Se croyaient-elles “cool et dans le vent” à parler ainsi ? Mais surtout que projetaient-elles de faire dans cette chapelle ? Souhaitaient-elles, elles aussi, se volatiliser dans la nature comme Victoria ? Ou encore finir découper en morceaux comme “l’inconnue de la chaussée” ?  Plus le temps filait et plus cette histoire lui glaçait le sang. Et si cette rumeur de relation indécente  n’en était finalement pas une ?

     

    Psst… Psst, souffla Scarlett à l’adresse des filles lorsqu’elle vit Marie -Jane pénétrer dans la pièce, un coquard  entourant son œil gauche.

     

    Les deux adolescentes lui lancèrent un regard mi-surpris, mi-craintif. Ouvrez la bouche et vous encouriez le risque de vous faire afficher devant toute la salle par ce bon vieux richard. Bras droit et éperdument amoureux de Miss Steadworthy, celui-ci prenait un malin plaisir à pointer son bâton sur l’épaule de sa prochaine victime. Loin de lui l’idée de réinstaurer la violence corporelle mais l’emprise qu’il exerçait sur les jeunes chastes lui donnait un sentiment de toute puissance dont il ne pouvait se passer.

     

    Il parait que Koplein aurait vu la dame vierge hier soir et sous le choc se serait évanouie.  

     

    L’école regorgeait d’histoires en tout genre et parmi elles de folklores. On racontait qu’une femme âgée d’une vingtaine d’années hanterait le dortoir des terminales, qui, autrefois, constituait le donjon d’une riche héritière et de son fiancée vaniteux et cupide. Refusant de consommer leur mariage temps qu’il ne bénéficierait pas d’une dot confortable, il aurait aménagé et enfermée sa future épouse dans une aile lui étant spécialement destinée pour ne pas céder à la tentation causée par un  coup de folie. Consumée par le chagrin, celui-ci aurait emportée la jeune femme.

    Mais personne n’avait encore jamais rencontré son âme.

     

    Une goutte de sang fila sur le sol. Ses résultats scolaires et maintenant ces ragots de bas étage, quand ce cauchemar prendrait-il fin ? Bo devait cesser de se triturer les méninges où elle ressemblerait très bientôt à un boxeur professionnel salement amoché après une défaite. Jamais encore elle n’avait eu ce genre de pensées. Le mot perdre ne faisait pas parti de son vocabulaire, ni de son état d’esprit. Intégrer un groupe de soutien, voilà ce qu’elle devait faire. Tout compte fait, elle n’avait plus besoin d’user d’un stratagème pour ne pas rester seule définitivement, son plan venait à elle. Il ne lui restait plus qu’à convaincre Joséphine Bergson, leur conseillère pédagogique de la laisser s’associer à l’un d’eux et le tour était joué !

     

    Il fallait qu’elle trouve le courage de s’entretenir avec cette Bergson ! Bo réajusta son uniforme et attacha ses cheveux permanentés en une queue de cheval soigneuse. Pas question de paraître négligée ou cette dernière s’imaginerait toutes sortes de choses qui joueraient en sa défaveur. Elle inspira, expira et dès que la cloche sonna, la petite chinoise s’éclipsa déterminée à écrire une nouvelle page de sa vie. 


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