• Sixtine O’Callaghan se laissa tomber, hilare, sur la pelouse verdoyante tenant fermement son Hurley. La terre fraîche tâcha son chemiser blanc.  

    Le soleil se couchait sur les vastes plaines irlandaises, emportant avec lui la douceur de ce samedi après-midi de septembre. Son uniforme virevolta sous la brise automnale si bien que ses joues s’empourprèrent à la pensée que Cornélius Byrne ait pu entrevoir sa vieille culotte trouée.   

    — Si les Griffin t’avaient pris sur le fait accompli, je n’aurais pas donné cher de ta peau, lui murmura-t-il d’un ton moqueur.   

    Il est vrai qu’elle n’avait pas été loyale avec cette pauvre Hazel. Ce croche-pattes vengeur et mesquin aurait pu lui valoir de longues heures de retenue voire même une plainte des époux Griffin. Mais, Sixtine détestait perdre.  

    — C’est ce caractère intrépide qui t’a rendu dingue de moi. Ne dis pas le contraire.   

    Son cœur s’emballa lorsque le souffle mentholé de Cornélius vint frôler sa nuque.    

    — Ou bien ton jeu a besoin de beaucoup… beaucoup d’amélioration !   

    Elle peina à se relever encore essoufflée par leur intense partie d’hurling. Elle sentait quelques courbatures pointer le bout de leur nez. Si elle voulait avoir la chance d’être présélectionnée ce week-end, elle devait redoubler d’efforts si elle voulait se libérer de l’ennui mortel de ce village de campagne.  

    Partir, partir loin, très loin de ce trou à Rat.  

    Elle le désirait si ardemment que son estomac se tordit de douleur.  

    Laisser Cornélius derrière elle lui était tout bonnement insupportable. Ce sourire niais qu’il lui dressait à cet instant, son haleine fraîche en toutes circonstances même après s’être empiffré de chips à l’oignon, ses fossettes légèrement rosées … Savait-il à quel point elle l’aimait ?    

    Si Cornélius s’était douté un instant que la vie de Sixtine prendrait un virage à trois cents soixante degrés, il aurait hurlé jusqu’en s’en luxer les cordes vocales pour la retenir rien qu’un instant. Elle incarnait la perfection tel un fruit défendu dans lequel il mourait d’envie de croquer. Son parfum aux notes rondes, ses cheveux d’un roux étincelant et même la tache de naissance nichée sur son épaule gauche le rendait dingue ! Littéralement dingue !  

    — Sixt’, quand te décideras-tu à arrêter cette cochonnerie ?   

    Elle détestait lorsqu’il prenait ce ton moralisateur avec elle. Sixtine cacha son briquet dans son soutien-gorge, le fixa intensément, colla son front contre le sien et relâcha lentement la fumée dans ses narines. 

    Écarlate, Cornélius semblait sur le point d’exploser. Jouer les rebelles ne lui allait pas. La Sixtine qu’il aimait en secret…  

    Sa Sixtine était douce, pure et d’une générosité inégalable. Elle tira une ultime fois sur sa cigarette et la jeta dans l’herbe, ravie de l’effet qu’elle venait de susciter chez son interlocuteur.  Elle lui donna un léger coup de coude dans les côtes mais Cornélius battait froid.    

    — Allez… arrête de te comporter comme un enfant…  

    Son commentaire ne fit qu’aggraver la situation. Presque violemment, il se pencha vers elle.  Leurs visages n’étaient plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Son nez la démangea avec une telle intensité qu’elle dût se retenir pour ne pas éternuer sur le joli minois d’un Cornélius irrité. Comme à son habitude, il n’avait pas lésiné sur son after shave au thé noir signé Kiehl’s.  

    Ce dernier se redressa et feinta de lorgner ses ongles parfaits.  Elle se souvint de la fois où il avait arboré cette expression. C’était à l’enterrement de sa sœur, Biddy, en novembre dernier.   

    — Pardonne-moi…   

    Il ébouriffa ses cheveux châtains dorés et dissimula ses grands yeux gris sous ses doigts fins. 

    Sixtine se releva, ôta les plis de sa jupe écossaise et posa une main maladroite sur son épaule.  

    — Je meurs de faim ! Se réanima-t-il soudainement. 

    Cette réaction caractérisait parfaitement Cornélius.  

    La fourmi ailée ? 

    Elle feinta d’hésiter. 

      O.K. Tu offres les Banoffee, dicta-t-elle avant de quitter la plaine à toutes jambes. 

    — Hé ! Attends-moi ! 

    Leurs rires résonnèrent le long des plaines verdoyantes. Alertés par ce brouhaha matinal, les moutons du vieux Cormac cessèrent même leur activité routinière.  
      

    **** 

    — Que puis-je faire pour vous mes agneaux ? 

    La serveuse les observa avec amusement. Bien qu’habitués, ils restaient d’éternels étrangers aux yeux du personnel qui changeait constamment. Volonté du maître des lieux ou non, l’ambiance feutrée et fantaisie attirait les visiteurs.   

    — Un Omega 13 et deux banoffee, s’il vous plaît. 

    Les banquettes capitonnées moutarde, les bocaux aux étranges breuvages chimiques, le parquet en bois massif et les murs d’un rouge sang apaisaient Sixtine. Elle frôla du bout des doigts la poussière d’une des cinq bibliothèques en chêne qui ornait la pièce.  

    Elle porta son attention sur Cornélius. Ce dernier se débattait avec une branche de lierre.  

    Sixtine gloussa. 

    — Pourquoi fallait-il qu’ils accrochent ces stupides plantes un peu partout ? 

    La mezzanine, basse sous plafond, ne pouvait accueillir qu’une table et deux chaises. De quoi créer un espace intime aux futurs couples.  

    Cornélius tenait toujours à ce qu’ils s’installent à cet endroit précis. Non pas pour se bécoter ou tenter une approche envers Sixtine. 

    Non. 

    Loin de lui cette idée saugrenue et entièrement déplacée. 

    Ils adoraient observer les clients. Les plus drôles d’entre eux étaient vraisemblablement les adeptes des jeux de rôle sur table.  Vêtus à l’image de leurs héros favoris, un flot de couleurs apportait un nouveau dynamisme au café. Comme happés par leurs personnages, leurs discussions devenaient des plus incompréhensibles. Ce phénomène se généralisait au sein de la petite bourgade de Poltragow. 

    D’ailleurs, Clervie Walsh organisait une Murder Party pour célébrer dignement ses dix-huit ans. Eh bien sûr toute l’école était conviée. Soit en tout et pour tout, pas plus de cent âmes.   

    — Et voici votre Omega 13, mon poussin. 

    Elle les scruta avec insistance tout en mâchouillant bruyamment son Malabar. Comptait-elle s’éterniser ici ? 

    Non pas que Cornélius fût d’une humeur très loquace aujourd’hui mais tout de même. Celui-ci ne lui prêtait, d’ailleurs, pas le moindre attrait. Pourtant, Sixtine aurait juré que la blondinette le draguait ouvertement.  

    Or, Cornélius, perdu dans la contemplation de sa mixture ne prêta aucun intérêt à ses clins d’œil aguicheur.  

    — Byrne ! Tu vas te décider à me dire ce qui se passe ? 

    — Je me demande simplement ce que me montrerai le miroir de riséd. 

    Toi brandissant la coupe de feu ? Quoique tu serais très certainement recalé avant de pouvoir entrer à Poudlard ? 

    — Je suis sérieux, Sixt. Rétorqua-t-il, d’une voix presque inaudible, presque brisée. 

    Ce visage d’ordinaire si souriant semblait terrassé par la douleur.   

    — Cornie… 

    — Tu ne comprends pas... cette idée me hante, murmura-t-il en se cognant la tempe gauche du poing. Biddy...Bid… 

    D’aussi longtemps qu’elle s’en souvienne, Sixtine n’avait jamais vu Biddy et Cornélius séparés plus d’une heure. Les jumeaux Byrne restaient collés telle de la glu en permanence. Ils partageaient les mêmes cours, pratiquaient les mêmes activités. La mort de Biddy, en plus de clouer sur place les habitants de Poltragow et d’alimenter les ragots des fouineurs, fit voler en éclats la famille Byrne.  Vera, épouse exemplaire, s’isola peu à peu puis se coupa du monde extérieur. Incapable de distinguer le réel de l’imaginaire, l’aristocrate se vit offrir un séjour à l’hospice du Bon Sauveur. Un nom assez ironique quand on pense qu’il y héberge les déviants mentaux du comté. Quoi de plus charitable que de tout mettre en œuvre pour sauver les âmes perdues et les guider vers le droit chemin. Les conversations entre l’adolescent et son père devinrent de plus en plus rares.  

    Les deux garçons s’évitaient et leur relation se limitait à une simple cohabitation.  

    D’autant plus que les circonstances énigmatiques autour de la mort Biddy n’arrangeaient rien à la situation.  

    Car, tous se posaient la même question. Que faisait-elle si tard sur la chaussée des géants ? 


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