• Cordélia Oberkamft, enfonça son turban Miuccia bleu nuit sur ses longs cheveux noirs. Le satin, en plus d’être l’incontournable de la collection automne-hiver, mettait parfaitement en valeur son teint abricot. 

    La neige avait déployé son épais manteau blanc sur l’ensemble de l’arrondissement parisien et l’adolescente, très excitée à l’idée de patiner au parc Monceau, avait été incapable de fermer l’œil. Elle avait tout prévu. Scarlett devait la rejoindre à dix heures devant l’hôtel Keppler et elles glisseraient sur la glace jusqu’à ce que la nuit tombe. Puis, elles se goinfraient de poulet aux amandes commandé chez Kok Ping vautrées pour la centième fois devant Breakfast Club. 

    Cordélia se dirigea vers la porte de son immense chambre et s’assura que la suite fut bien déserte. Laisser traîner ses oreilles, non loin d’être son passe-temps favori, était devenu un rituel quotidien. Au point qu’elle se demandait si cette manie ne s’était pas transformée en troubles obsessionnels compulsifs. Elle observa son corps face à l'ancien miroir vertical. Ses lèvres glossy se pincèrent à la vue de son 85C mis en valeur par son caraco. Toutes les jeunes filles de son âge rêvaient d’avoir une silhouette aussi parfaite. Toutes, à l’exception de Cordélia. Grandir l’effrayait tout autant que se noyer dans une piscine à boules. Son estomac se rebella. Les coussins jaune poussin, qui, d’ordinaire égayaient le gris de son dessus de lit lui donnèrent subitement la migraine. Sans comprendre comment, elle s’effondra à genoux face au WC et plongea la tête dans la cuvette. À l’instant même où l’acidité gagna sa gorge, ses bouffées d’angoisse s’éclipsèrent. 

    Scarlett Van Büren tambourina contre la porte de la suite numéro cinq. Elle venait de passer une heure coincée dans les bouchons entre l’arc de triomphe et les Champs-Elysées à pester contre les chauffeurs de taxi à l’origine de ce désordre. Comme si cela arrangerait quelque chose… 

    Frigorifiée mais surtout très en retard, elle avait dû renoncer à se rendre chez Stohrer pour se délecter de son Puits d’amour dominical. 

    Elle ramassa la clef cachée sous le paillasson en poils de sanglier et déverrouilla le crochet. Elle jeta sa fourrure sur la banquette écrue des Oberkamft. 

    — Pas de brunch en famille ce matin ? l’interrogea Scarlett. Elle sifflotait du Kim Carnes depuis le salon. Elle savait que son amie trouvait son répertoire musical kitsch, mais les tubes du moment ne l’avaient jamais intéressé. Elle les trouvait grossiers, redondants et tout simplement rasoirs ! 

    Cordélia s’essuya la bouche et déverrouilla la salle de bains. 

    — Non. Maman devait accompagner Edgar à la gare ce matin. Exposition, je crois… 

    Chapitre 1 - Il n’est pas de cuillère qui ne heurte jamais le bord de la marmite

     

    Edgar Schinasi, trente-deux ans, photographe et compagnon de Judith Oberkamft, passait la plupart de son temps à squatter leur loft, lorsqu’il ne voguait pas au Népal ou au Mozambique. Il concentrait tout son art dans l’exposition de photographies qu’il voulait dénonciatrices. Pour Cordélia, ces clichés ne transmettaient rien et ne reflétaient, ni plus ni moins, que son absence de talent. Sa mère se conduisait comme une adolescente explorant sa sexualité naissante. Tout bonnement répugnant.  Il y a tout juste un an, Cordélia les surprit par mégarde dans la baignoire alors que les bulles de savon avaient presque entièrement disparu. Si par miracle les choses avaient pu s’arrêter là… Mais Madame Oberkamft paraissait prendre un malin plaisir à batifoler sous les yeux de sa fille. Cordélia se sentait désespérément seule. Même les farces ridicules d’Hippolyte Oberkamft ne l’amusaient plus. La situation était grave, très grave ! 

    Il fallait qu’elle se reprenne en main. Très vite. Hors de question d’appeler son père. Ce compositeur de renom, aussi lâche qu’un ballon de baudruche, s’était envolé le jour de son cinquième anniversaire pour New York. Elle ne l’avait plus jamais revu. Parfois, il la gratifiait d’une carte postale imbibée de parfum à la rose. Sûrement celui de cette Américaine de la haute, sa nouvelle femme. 

    Scarlett déboutonna le col de sa chemise, ôta ses chaussures et s’étala telle une étoile de mer sur le lit XL. Ses grands yeux ronds s’arrêtèrent sur le visage pâle de Cordélia. 

    — Cordy, tout va bien, n’est-ce pas ? 

    La jeune fille hocha la tête. Les lèvres tremblantes, elle dut faire un effort inouï pour étouffer un sanglot. Elle avait horreur de dissimuler ses sentiments, encore plus, lorsqu’elle se trouvait en présence de Scarlett. Mais, si elle se décidait à tout lui dire, les choses deviendraient bel et bien réelles. Et elle n’était absolument pas prête à ce qu’elles le soient. 

    — Croix de bois, croix de fer ? 

    Cordélia feinta un crachat puis serra la main de sa meilleure amie. 

     — Si je mens, je vais en enfer ! 

     

    Alors, que le vent s’engouffra dans la cheminée victorienne, Vive le vent raisonna dans tout l’immeuble. Chaque année, Victor, le concierge, rediffusait en boucle sa vieille compile de chants de Noël. Scarlett se trémoussait, ses chaussettes éponges, balayant le sol au rythme du tempo. 

    — Voilà pourquoi J’A D O R E les fêtes ! dit d’un ton enjoué Cordélia en insistant sur toutes les syllabes du mot j’adore. Victor fredonne, l’odeur de résines parfume le salon et l’on peut enfin se pelotonner des heures entières sous la couette, un pot de Ben &  Jerry's à la main. 

    Son sourire béat rehaussa joliment ses pommettes rosées. Décidément, elle devenait imbattable dans l’art de cacher son mal-être. Un peu trop facilement à vrai dire. 

    Le ventre de Scarlett grogna. Elle mourrait d’envie de croquer dans un bon pain aux raisins. 

    — Papa a réservé une table chez Maxim’s pour mon anniversaire. Sûrement pour parler affaires avec un de ses futurs investisseurs potentiels. Ce sera d’un ennui ! Dis, tu viendras ? 

    Naître un vingt-cinq décembre apportait bien des avantages comme recevoir deux fois plus de cadeaux, mais aussi son lot d’inconvénients puisque la jeunesse parisienne partait à l’autre bout du continent ou bien se cloîtrait en famille, au troisième étage de leur sublime appartement, à manger de la dinde ou du chapon. 

    Elle plaça sa main osseuse sur sa tempe, lança un « Oui, mon capitaine ! », fit coulisser l’échiquier du salon et en extirpa des Ricola ainsi que des Camel neuves. Elle fourra deux sucreries dans sa bouche, l’orange menthe remplaçant in extremis le goût âcre qui dominait encore sa gorge, et s’alluma une cigarette. 

    Elle lui tendit la boîte. 

    — Ne risque-t-on pas de s’en rendre compte ? 

    Cordélia haussa les épaules. Il s’agissait d’une situation d’urgence après tout, cela valait bien le coup de se faire attraper. Elle brancha la stéréo, se hissa sur le canapé et rappa les premières notes du dernier morceau d’IAM. 

    — Qui aurait pu imaginer que l’on devienne accro à cette musique provocatrice ? 

    Cordélia fit la moue avant de lui adresser un sourire ultra Bright des plus étourdissants. Elle empoigna un des coussins de la bergère en toile et le lui jeta à la figure. 

    — Viens ! 

    L’adolescente à la silhouette longiligne la fit tournoyer sur place. 

    Lorsque Scarlett retrouva son équilibre, elle se trouvait face au sapin rouge et or sous lequel se tenait une paire de patins. Cordélia s’empara de l’enveloppe cartonnée. 

    “Pour Cordy. E.” 

    — Et si on allait les essayer ? proposa Scarlett d’un ton détaché, tout en humant une bouffée de fumée. 

    Frigorifiées, elles atteignirent le parc. 

    Les arbres dénudés et le lac gelé semblaient figés dans le temps. Un spectacle des plus romantiques. Ou du moins c’est la vision qu’en avait Scarlett. Le fait qu’elle y ait échangé son premier baiser, sur ce petit pont d’où pendaient une multitude de stalactites. En était-il la raison ? Cordélia glissa le long de la colonnade avant d’achever son parcours par une pirouette parfaitement exécutée. Si cette dernière n’avait pas orchestré sa rencontre avec ce cher Auguste Saint André, jamais elle n’aurait pu connaître pareil bonheur. Aujourd’hui encore, elle parvenait à sentir son souffle mentholé sur ses lèvres. La tâche, pourtant, ne fut pas simple. Mais nous gardons cette anecdote pour plus tard. Elle lui devait une fière chandelle. 

    — Si je fais, un pas de plus je sens que je vais m’écrouler, gémit Cordy. 

    Scarlett tata ses poches et en extirpa son portefeuille en peau de crocodile. Il lui restait suffisamment de monnaie pour sustenter deux estomacs affamés. 

    — Et si j’allais nous chercher deux flat Wight ? rit Scarlett. 

    Groguie et dépourvue d’odorat, Cordélia s’installa sur le banc faisant face aux colonnades. Le froid carnassier asséchait sa peau. Elle ne songeait qu’à ôter ses patins pour s’exiler en Crète ou en Grèce, là où la chaleur et l’eau turquoise réchaufferait ses muscles tuméfiés. Cette maudite paire venait de lui gâcher sa matinée. Pour être tout à fait honnête, les patins n'y étaient pour rien dans son changement d’humeur. Or, Cordélia était bien trop buttée pour le reconnaître. C’était ce mot, d’une gentillesse qu’elle trouvait pathétique et carrément exagérée, laissé par Edgar qui l’irritait. A quoi jouait-il ? Il n’était rien de plus qu’une énième copie de ces artistes incompris et filles de politiciens véreux tout droit sortis de Sainte-Bernadette, l’horrible pensionnat qu’elle fréquentait. Toutes et tous n’aspiraient qu’à une chose : bâtir leur empire. Coûte que coûte. Scarlett avait la soule mais elle, qu’avait-elle ? Un beau-père de substitution beaucoup trop jeune pour endosser ce rôle ? Qui plus est tentait inlassablement de faire ami ami avec elle. Broyer du noir n’avait jamais été dans ses gènes. Mais depuis peu, elle était au fond du trou. L’arrivée d’Edgar n’y était que pour peu. Elle ne savait même pas ce qui la mettait dans de tels états d’âme. Et même, Scarlett ne pouvait rien y faire. 

     


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